La publication récente d’un rapport sur la liberté académique a bien évidemment suscité un immense intérêt de la part de l’Observatoire d’éthique universitaire, d’autant plus qu’il y est fait abondamment mention de notre Observatoire, dont une des missions est précisément de dénoncer les atteintes multiples à la liberté académique et qui a publié sur son site plusieurs éditoriaux et articles sur ce sujet.
Remarques liminaires
La rédactrice de ce rapport est Mme Stéphanie Balme, directrice du Centre de recherches internationales à Sciences Po. Le fait que les Instituts d’Études politiques, en particulier celui de Paris, ont beaucoup fait parler d’eux au cours des deux années passées en raison des manifestations tonitruantes de groupes d’étudiants, souvent dirigées contre la liberté d’expression de leurs condisciples et de la liberté académique de leurs enseignants, donne certes à Mme Balme une légitimité, puisqu’elle a pu voir de l’intérieur comment ces libertés fondamentales ont été malmenées ; mais il peut faire craindre que cette proximité ne soit constitutive d’un conflit d’intérêt entre la rédactrice et l’institution à laquelle elle appartient : son indépendance pourrait être mise en doute et une personnalité détachée des soubresauts inquiétants de ces établissements aurait été plus appropriée pour prendre en charge la rédaction d’un tel rapport. Il faut rappeler que l’institution à laquelle est rattachée Mme Balme, l’Institut d’Études politiques, n’hésite pas à pratiquer la censure : un article de L’Express nous avait appris (et cela vient d’être confirmé par un article du Figaro) que le campus de Reims a fait annuler une conférence d’un de ses enseignants, Leonardo Orlando, conférence qui ne semblait pas lui plaire… Cette entorse à la liberté académique, cette adhésion (cette soumission ?) à la cancel culture de l’institution qui héberge son auteur suffirait à disqualifier d’emblée ce rapport entaché d’un conflit d’intérêt majeur. Nous l’avons quand même lu et nous tentons d’en faire ici l’analyse.
Ce rapport a été commandé par France Universités, le collège des directeurs et présidents des établissements d’enseignement supérieur, qui s’érige ainsi en défenseur de la liberté académique. Mais pour jouer ce rôle de chevalier blanc, encore faut-il être irréprochable. Ce collectif a publié justement un « Guide de la laïcité 2023 » où l’on peut lire « qu’il convient donc [sur les questions religieuses] d’éviter de poser toute question trop polémique, et de prendre en considération tant les opinions potentiellement divergentes des autres enseignantes et enseignants que celles des étudiantes et étudiants, à la fois pendant le cours ou lors de l’examen de fin d’année ». Cela signifie, note à juste titre Anne-Hélène Ubertini Le Cornec[1]Anne-Hélène UBERTINI LE CORNEC. Emprises idéologiques à l’université. Communication de France Universités sur la laïcité à l’université. L’Harmattan, 2024., « la fin de la liberté d’enseigner, de chercher, la fin de l’indépendance et de la liberté académique »… Cette méthode, dit le philosophe Bertrand Vergely, « implique, sur le fond, d’établir un modèle de cours, avec ce que l’on a le droit de dire et de ne pas dire. En termes de forme, cela revient à surveiller le cours par des étudiants, en accordant plus d’importance à la parole des élèves qu’à celle du professeur ». Il apparaît donc singulier que France Universités s’érige en défenseur de la liberté académique alors qu’il lui fait de telles infidélités ! Ce collectif gagnerait sans nul doute en crédibilité s’il était irréprochable sur ce chapitre.
Soulignons que, d’emblée, l’auteur attribue les atteintes à la liberté académique à « l’essor des dérives illibérales visant la science, sous l’influence des régimes autoritaires et/ou des mouvements populistes contemporains ». Cette attribution, tout à fait justifiée, nous paraît bien étroite ; d’autres atteintes à la liberté académique que celles provenant de « dérives illibérales » se sont manifestées depuis une dizaine d’années au moins dans le monde, en particulier en France. L’interdiction de parole dont a souffert une philosophe, Sylviane Agacinski, venue donner une conférence à Bordeaux en 2016, relève-t-elle d’une telle dérive illibérale sous l’influence d’un régime autoritaire ou d’un mouvement populiste ? Il ne nous semble pas. En revanche, l’atteinte à la liberté académique est patente et ne peut être niée. Nous avons choisi cet exemple emblématique déjà ancien pour montrer la restriction mentale que, à l’image des Jésuites, l’auteur s’est imposée dans le cadre de son travail. Hélas, cet exemple n’est pas le seul et, si l’auteur cite effectivement de nombreux faits inadmissibles d’atteinte à la liberté académique perpétrés dans le cadre qu’elle a défini, elle omet de citer un nombre au moins équivalent de faits tout aussi inadmissibles perpétrés par des groupes de pression qui ne sont pas mus par une « dérive illibérale provenant d’un régime autoritaire ou d’un mouvement populiste ». C’est la raison pour laquelle nous qualifions d’hémianopsie l’aveuglement sélectif de l’auteur du rapport.
L’une des faiblesses de ce rapport, c’est qu’il accumule les affirmations et les généralités, auxquelles nous sommes prêts à souscrire, sans les étayer de faits précis et référencés, que nous aimerions découvrir. Quand il est écrit : « Dans plusieurs pays […], la montée en puissance d’écosystèmes scientifiques performants s’accompagne désormais d’un déni de liberté académique », ce qui est parfaitement exact, le lecteur est demandeur d’exemples et de précisions : quels pays, quels « écosystèmes performants », quelles preuves factuelles de ce déni de liberté académique ? Ce rapport pratique également l’amalgame, par exemple p. 12, où l’on passe insensiblement de chercheurs français privés de liberté à l’étranger aux influences étrangères sur notre territoire, puis dans le même paragraphe à l’annulation de conférences « à l’initiative de directions d’établissements, d’associations étudiantes ou d’acteurs extérieurs » qui n’ont rien à voir avec les puissances étrangères actives contre les chercheurs français, qu’ils soient localisés en France ou à l’étranger.
Qu’est-ce que la liberté académique ?
Le rapport consacre de nombreuses pages tout à fait intéressantes à la définition, ou plutôt aux multiples définitions de la liberté académique. Il est évident que ce qui achoppe, c’est la mesure de cette liberté académique, que ce soit sur un plan diachronique, au cours de l’histoire des universités, ou sur le plan synchronique, dans les différents pays du monde. Il n’existe pas de métrique globale indiscutable, il n’existe que des faits. Mme Balme accuse bien volontiers – et nous la suivons parfaitement dans cette accusation – les états non démocratiques, comme ceux qui glissent insensiblement hors de la démocratie, de tolérer et même de provoquer des atteintes graves à la liberté académique. Ils ne sont pas les seuls.
Le rapport s’étend longuement sur la situation au Moyen Orient, plus particulièrement en Israël et dans les territoires palestiniens, qui sont en situation de guerre larvée depuis longtemps, et de guerre ouverte depuis deux ans. Tous les secteurs cruciaux de la vie d’un pays sont atteints lorsqu’il est en guerre : les hôpitaux et la santé, le commerce et l’économie, les universités et les libertés universitaires, et bien d’autres. Ce n’est pas dans des pays en guerre que l’on pourra trouver des indicateurs positifs de la santé, de l’économie ou de la liberté académique – et des libertés en général. Toutefois, placer Israël, qui abrite les seules universités qui défendent les libertés académiques au Moyen Orient, dans le même groupe (p. 60) que l’Afghanistan, la Chine, la Colombie, la Géorgie, l’Argentine, Hong Kong, l’Inde, l’Iran, le Nicaragua, le Nigeria, le « Territoire palestinien occupé », la Russie, la Turquie et le Soudan[2]On notera au passage que l’omission de l’Algérie et d’autres pays connus pour leur méconnaissance absolue de la liberté académique est pour le moins surprenante ! n’est pas acceptable. La liberté académique ne peut servir de prétexte à l’apologie du terrorisme, pas plus en France qu’en Israël. Se lamenter de voir que « le score national de démocratie en Israël a chuté à 0,850 en 2023 contre 0,935 en 2022 » sans dire qu’il est proche de zéro dans les états avoisinants est assez singulier, comme il est surréaliste de chiffrer avec trois décimales un « score de démocratie ».
La liberté académique dans le monde
Mme Balme dresse un portrait apocalyptique de la liberté académique dans le monde. Nous partageons totalement son analyse du rôle néfaste, et même dangereux, joué par le techno-nationalisme scientifique à la chinoise, tout comme les dimensions antiscience et post-vérité du mouvement Make America Great Again (MAGA) conduit par le président Trump. Nous partageons sans réserve son inquiétude vis-à-vis de cette « fascination teintée d’aversion à l’égard des élites intellectuelles » que porte une partie de la population, et du fait que les universitaires sont tantôt perçus comme « insuffisamment alignés sur les objectifs de l’État » et donc subversifs, tantôt « décriés pour leur supposée inutilité, jugée d’autant plus inacceptable qu’elle aurait un coût élevé pour la collectivité ». Toutefois, il nous semble que cette inquiétude soit exagérée : le mépris des élites est une constante de tous les mouvements populistes, en France en particulier, comme le note Mme Balme quand elle fait référence au poujadisme qui en fut, ni le premier, ni le dernier, l’un des multiples avatars. C’est tout de même un ancien président de l’Académie des sciences, le chimiste Bernard Meunier, qui a proposé d’évacuer les sciences humaines et sociales du CNRS où, selon lui, elle n’avaient rien à faire : faut-il le suspecter de poujadisme mental ?
La situation aux États-Unis, depuis un an, s’est énormément dégradée avec le retour de Trump à la présidence. La science, la santé, l’économie et de multiples secteurs concernant même la sécurité du pays, ont été placés dans les mains de dangereux idéologues incompétents et cette situation est préoccupante, et même catastrophique, en particulier en raison de la place prépondérante des États-Unis dans les affaires du monde. Mais pour se limiter aux libertés académiques, avons-nous entendu dénoncer les attaques multiples qu’elles ont subies dans les années où les Démocrates étaient au pouvoir ? Je ne peux que renvoyer le lecteur à une petite liste déjà publiée, qui concerne États-Unis, Canada et Royaume-Uni, liste d’ailleurs incomplète. Ces atteintes à la liberté académique provenaient tantôt des autorités universitaires, tantôt d’activistes étudiants parfois soutenus par certains enseignants. Elles n’excusent en aucune façon les atteintes récentes provenant des pouvoirs publics, mais il n’y a aucune raison de les passer sous silence et d’exonérer leurs responsables. Nous avons dénoncé avec vigueur les dérives des universités américaines avant l’ère Trump, et nous poursuivrons de la même manière avec son retour au pouvoir, sans nous boucher les yeux et les oreilles. Non, nous ne nous sentons pas pris en tenaille entre wokisme et trumpisme !
La liberté académique en France
En France, de nombreuses atteintes à la liberté académique ont été recensées ; nous avons déjà évoqué la censure de Sylviane Agacinski et celle de Leonardo Orlando, la première due à des étudiants, la seconde à la hiérarchie d’une institution académique. Il serait fastidieux d’en tenir une liste exhaustive pour actualiser celle d’Anne-Sophie Chazaud[3]Anne-Sophie Chazaud. Liberté d’inexpression. Nouvelles formes de la censure contemporaine. L’Artilleur, 2020., mais nous ne pouvons oublier les interdictions de parole de Florence Bergeaud-Blackler, de Fabrice Balanche, de Céline Masson, de Gilles Kepel, et de bien d’autres, pas plus que ces chasses à l’homme contemporaines validées par les instances universitaires hors de toute justice administrative et pénale. Le cas de cet enseignant de Lyon, Fabrice Balanche, est particulièrement symbolique : harcelé, malmené, chassé de l’amphithéâtre par des étudiants, il a été soutenu du bout des lèvres par la présidente de son université, qui a été jusqu’à dire qu’il « l’avait bien cherché » ; un vice-président de cette université, usant sans doute de ce qu’il croit être la liberté académique, est allé jusqu’à porter un chef terroriste « au panthéon de nos cœurs » sans subir de sanctions disciplinaires ni pénales pour cette apologie du terrorisme[4]Il s’est contenté de démissionner.. De cela, Mme Balme semble ne pas avoir eu connaissance, puisqu’elle ne l’évoque ni de près ni de loin dans son rapport.
La dernière en date (contemporaine de la publication du rapport de Mme Balme, qui est bien sûr excusée de n’en avoir point parlé) est celle de l’Institut d’Études politiques de Lyon, le 14 octobre 2025, où des hordes d’étudiants propalestiniens ont eu accès (grâce à quelles complicités ?) à amphithéâtre où Iannis Roder, spécialiste de l’histoire de la Shoah, devait délivrer une conférence intitulée « Moteur des violences de masses », et ont ensuite tenté d’empêcher la tenue de cette conférence, à laquelle seuls 4 étudiants ont pu assister. La directrice de l’établissement, Mme Hélène Surrel, a considéré « qu’il s’agissait d’une affaire interne à l’Institut » et n’a pas porté plainte.
Comment Mme Balme compte-t-elle « promouvoir une culture de la liberté académique dans la société » si ceux qui sont censés la promouvoir et la protéger la mettent sous le boisseau et n’en parlent pas ? Les lois existent, et Mme Surrel refuse de les appliquer, préférant « le dialogue avec les étudiants et l’apaisement » : c’est une noble attitude, mais on ne peut dialoguer qu’avec ceux qui l’acceptent, on ne peut apaiser que ceux qui veulent bien l’être. Si « l’incident » était le premier du genre et avait pris les autorités de cet institut par surprise, alors oui, le dialogue et l’apaisement eussent été les bienvenus. Mais les débordements inadmissibles qui se produisent depuis deux ans reflètent une stratégie de violence concertée à laquelle il faut mettre fin, par des mesures disciplinaires et par des mesures pénales lorsque la loi a été enfreinte.
Qui veut la perte de la liberté académique ?
Après avoir clairement dénoncé les dirigeants politiques dont la responsabilité, aux États-Unis, est écrasante, Mme Balme fait l’opposition entre des « groupes minoritaires politiquement très structurés » (mais elle ne dit pas comment ils sont structurés, ni par quels partis politiques ils seraient soutenus) « qui estiment que l’institution académique française est aujourd’hui menacée par la culture de l’annulation », et « la grande majorité des universitaires qui ne souscrit pas à ce diagnostic ou reste, de toute façon, peu mobilisée sur ces enjeux ». On pourrait tout aussi bien formuler cette assertion imprécise en opposant une minorité éveillée, vigilante sur le respect de la liberté académique, et une majorité qui s’en moque éperdument : ce serait tout aussi probant, c’est une simple question d’appréciation ! Et de toute façon, celui qui détient la majorité n’a pas forcément raison : la vérité émergerait-elle nécessairement du consensus ? Que le marais indécis et indifférent à la liberté académique soit ainsi valorisé à l’appui des thèses de Mme Balme est assez déconcertant. Rares étaient les universitaires qui osaient braver la chape de plomb communiste dans les années 1960, et les gens dont les idées sont numériquement dominantes ont tendance à confondre leur opinion, partagée par leur cercle, avec le « consensus scientifique ». Simon Leys était seul face à la majorité universitaire pro-Mao dans les années 1970, et l’opposition d’intellectuels catholiques français maoïstes lui coûtera, en 1971, la perspective d’une carrière dans l’université française.
Le rapport accuse ainsi des enseignants de promouvoir des atteintes à la liberté académique : nous la suivons moins facilement dans cette accusation, nous avons vu qu’ils en sont souvent victimes. Elle omet de formuler toute accusation portant sur les étudiants eux-mêmes, qui se sont révélés être parmi les plus acharnés à la combattre. Ce phénomène a certes pris de l’ampleur depuis les événements du 7 octobre 2023 au Moyen Orient, mais il existe depuis longtemps ; lorsque, en 2015, une étudiante de l’université Yale reproche avec véhémence au Pr Nicholas Christakis de vouloir créer un espace intellectuel, alors que selon elle, il était là pour créer un home, n’est-ce pas une atteinte manifeste à la liberté académique ? Mme Balme poursuit en maximisant les atteintes à la liberté académique dues à certains universitaires et à des acteurs politiques et en minimisant celles dues aux mouvements propalestiniens portés par les étudiants dont les exactions et les déprédations ont été pourtant infiniment plus présentes. Il s’agit là d’une classique « inversion victimaire » ; mais en ne citant aucun cas précis, provenant d’un des « côtés » ou de l’autre, le rapport montre toute sa faiblesse argumentaire et le parti pris qui l’anime.
Tout un pan de la dénonciation des atteintes à la liberté académique est ainsi absent du rapport élaboré par Mme Balme. Il n’est certes pas indispensable de revenir sur l’emprise des étudiants et de quelques enseignants propalestiniens sur les universités, la presse quotidienne et hebdomadaire en a rapporté de trop nombreux exemples. Ces étudiants enfreignent d’une part les lois de la République lorsqu’ils font l’apologie du terrorisme, ils attentent aussi délibérément à la liberté académique en empêchant les enseignants de délivrer leurs cours, et les responsables universitaires s’en accommodent, ce qui est encore plus grave, invoquant parfois « le dialogue » et « l’apaisement » pour ne rien faire, et chargeant parfois l’enseignant harcelé de la responsabilité de ce harcèlement : nous en avons des exemples précis, que les journaux ont révélé, ceux de gauche avec componction, ceux de droite avec délectation.
Ce qui est surprenant c’est que Mme Balme exonère très vite le « wokisme » de toute atteinte à la liberté académique, alors qu’il est le grand pourvoyeur du dévoiement de cette liberté, même si ce n’est pas dans les dimensions où elle est maltraitée au vu du monde entier par le Néron américain et son cortège de bouffons. Disons que les wokes, par leurs excès, ont frayé le chemin… Souvenons-nous du nombre d’Américains qui ont été choqués d’entendre Kamala Harris dévoiler ses « pronoms » lors de ses interventions : ce n’est pas Trump qui a gagné en novembre 2024, ce sont les Démocrates qui ont perdu.
Occulter les inlassables propagandes wokistes qui ont submergé l’Amérique pendant une décennie n’est pas raisonnable si l’on veut analyser le déferlement dictatorial qui la submerge maintenant. Les mots, les actes, portent des conséquences et ceux qui les profèrent ou les commettent ne peuvent être dédouanés de ces conséquences. Et c’est pour cela que la situation en France et en Europe nous paraît tout aussi dangereuse que celle qui a prévalu longtemps aux États-Unis. Un exemple pourrait être trouvé dans les appels à projets de l’European Research Council qui appellent expressément à valoriser « l’intersectionnalité » et les « questions de genre », en particulier pour l’attribution des bourses Marie Curie.
L’Observatoire d’éthique universitaire dans le viseur du rapport
Il est évident que nous nous sommes reconnus dans le passage où Mme Balme oppose, d’un côté « un petit groupe d’universitaires, de responsables politiques et de médias [qui] semble croire à l’existence d’une fracture idéologique interne à l’université » et « de l’autre, une large majorité d’acteurs académiques et sociaux [qui] dénonce un étiquetage idéologique caricatural, perçu comme une offensive politique contre l’autonomie du monde universitaire, dont les ressorts ne sont pas sans rappeler certaines formes de la rhétorique populiste notamment trumpiste. ». Là encore, quelles sont les données objectives sur lesquelles s’appuie Mme Balme pour séparer un « petit groupe » d’une « large majorité » ? Y a-t-il eu un sondage, une étude, un référendum intra-universitaire pour minimiser les uns et maximiser les autres ? Bien sûr que non, et c’est encore une des grandes faiblesses du rapport que de naviguer ainsi à l’impression subjective et non à l’analyse objective.
Nous avouons ne pas avoir de chiffres, mais seulement des aveux individuels ; toutes les observations rassemblées par l’Observatoire d’éthique universitaire dans son rapport annuel suscitent la franche hilarité des scientifiques relevant des sciences « dures » (STEM) ; ceux travaillant dans le domaine des sciences humaines et sociales en revanche se cachent pour en rire, car ils savent que certains de ceux qui sont responsables de leur carrière sont peut-être partie prenante à l’idéologie que nous dénonçons. Ils sont contraints à l’autocensure dans certains cas : nous en avons relevé des exemples précis dans un billet. Les chercheurs qui avouent que leurs résultats ne sont pas conformes à la doxa s’inquiètent des conséquences négatives que leur publication pourrait avoir sur leur vie sociale et professionnelle, et une étude américaine a montré que ces craintes étaient fondées pour les psychologues[5]Cory J CLARK, Matias FJELDMARK, Louise LU, et al. Taboos and self-censorship among U.S. psychology professors. Perspect Psychol Sci 2024 ; 16 : 17456916241252085.. En France, nombre de maîtres de conférences en attente de postes de professeur, nombre de docteurs en attente d’un simple poste s’abstiennent de s’associer aux activités de l’Observatoire d’éthique universitaire par peur d’être chassés de la carrière académique : on ne peut les blâmer.
Les journaux scientifiques s’en mêlent : un éditorial récent de Nature Human Behaviour décrivant les nouvelles procédures de cette revue pour les reviewers et les rédacteurs est ainsi formulé : « De nouvelles directives éthiques abordent les préjudices potentiels pour les groupes humains qui ne participent pas à la recherche mais qui pourraient être blessés par sa publication ». Faisons un retour en arrière : qui aurait pu écrire et publier, jusqu’à l’émergence des Lumières, que Dieu n’existait pas ? Si cette revue avait existé aux xviie et xviiie siècles, elle aurait sûrement publié « de nouvelles directives éthiques pour éliminer les préjudices potentiels pour les croyants qui ne participent pas à la recherche mais qui pourraient être blessés par sa publication ». Le retour du délit de blasphème est proche… C’est justement cela que nous combattons !
Remercions Mme Balme qui consacre six pages à la description des activités de l’Observatoire d’éthique universitaire, qu’elle dénigre avec un usage immodéré de guillemets réprobateurs mais qui reconnaît que ses préoccupations « occupent une place centrale dans la rhétorique contemporaine de dénonciation des approches critiques en sciences humaines et sociales et de certaines disciplines et objets de recherche ». Mme Balme évoque en particulier le colloque qui s’est tenu à la Sorbonne les 7 et 8 janvier 2022, intitulé « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture », organisé par le Collège de philosophie avec le soutien du Comité Laïcité République, et qui a donné lieu à la publication d’un ouvrage. Elle perçoit ce colloque comme « une tentative explicite de reprise en main idéologique de l’Université française ».
Elle omet de rappeler qu’à ce colloque a fait suite un autre colloque « Qui a peur de la déconstruction ? » qui a donné lieu lui aussi à un ouvrage qui, lui, est truffé d’injures à l’égard de ses contradicteurs « [le mot déconstruction] est devenu, dans l’esprit des réactionnaires de tout poil, le mot-valise désignant tout ce qu’ils haïssent dans la pensée, lorsque celle-ci cherche à émanciper davantage qu’à ordonner ». D’emblée, voilà traités de « réactionnaires » ceux qui ne pensent pas comme eux… Plus loin, les ennemis de la déconstruction attribueraient à ce concept « tout ce qui va mal dans le monde : dégénérescence de la culture, mépris pour les grandes œuvres, délire interprétatif, amphigouri linguistique, danger politique, confusion sexuelle, licence morale »… Les non-déconstructeurs auraient ainsi « la volonté de policer la pensée […] pour mieux, ensuite, policer les corps ». Point n’est besoin de commenter ce texte – nous l’avons déjà fait –, qui déconsidère ses auteurs. L’insulte ne doit pas être présente dans le débat. L’ouvrage Après la déconstruction ne profère aucune insulte de ce type et rend même hommage à la déconstruction en ces termes : « Entreprise jadis salutaire pour dénicher les préjugés et démasquer les illusions ».
Toujours de façon hémianoptique, Mme Balme cite divers auteurs qui, à travers travaux et ouvrages, nient la dimension destructrice du wokisme, mais n’en cite aucun de ceux qui en font une analyse opposée, qu’ils appartiennent ou non à l’Observatoire d’éthique universitaire : Jean-François Braunstein, Pierre-André Taguieff, Nathalie Heinich, Xavier-Laurent Salvador (à l’exception de références et de notes pour les deux derniers), Emmanuelle Hénin, Samuel Fitoussi, Peggy Sastre, Hubert Heckmann, Nadia Geerts, François Rastier, Pierre Vermeren, Nicolas Weill-Parot et d’autres – la liste est longue pour un « petit groupe » d’universitaires et de médias ! Poursuivant sa dénonciation toujours dépourvue de faits précis, Mme Balme considère que « l’entreprise menée par l’Observatoire d’éthique universitaire […] engendre un climat de méfiance et d’intimidation, qui dissuade en particulier les chercheurs d’aborder certaines thématiques ou sujets de société, ou de prendre publiquement la parole sur leurs travaux ». Qu’elle nous donne des exemples précis de chercheurs ainsi « dissuadés » ! « Cette dynamique, poursuit-elle, produit un triple effet : un recul de la liberté intellectuelle dans les institutions universitaires, une autocensure croissante parmi les enseignants, et une fragilisation dangereuse de notre capacité collective à produire une connaissance critique des rapports sociaux ». Certes, nous avons clairement identifié et publié des cas d’autocensure… en sens inverse ! Non, Staline n’était pas victime des procès de Moscou…
À propos de l’islamo-gauchisme, qui est également un des domaines qui a envahi l’université, Mme Balme cite complaisamment le ministre délégué à l’enseignement supérieur et à la recherche, Philippe Baptiste, qui a déclaré que cela n’existait pas ; mais son hémianopsie l’a empêchée de voir que sa ministre de tutelle, Élisabeth Borne, avait recadré son subordonné. L’idéologie dominante étiquette comme « scientifiques » les concepts purement idéologiques (« islamophobie », « intersectionnalité », « racisme systémique » et rejette ceux qui la combattent (« wokisme », « islamo-gauchisme »). Nier aujourd’hui la réalité de l’islamo-gauchisme, après les manifestations pro-Hamas et le démarchage électoral d’un parti politique auprès des quartiers islamisés n’est plus de la cécité, mais de la mauvaise foi avérée.
Que faire pour assurer la liberté académique ?
Un immense catalogue de propositions est intégré au rapport. Certaines sont un peu saugrenues, comme l’inscription de la liberté académique dans la Constitution, d’autres sont des gadgets sans réelle valeur, d’autres enfin sont des vœux pieux, dont les possibilités de mise en application sont illusoires. Bien sûr qu’il faut « valoriser la liberté académique au niveau national », « promouvoir une culture de la liberté académique dans la société », « renforcer la liberté académique au niveau européen », etc. : nous en sommes tous d’accord. Mais la dénoncer au quotidien nous paraît bien plus important ; et tirer à boulets rouges sur ceux qui le font toujours avec régularité, souvent avec chagrin et parfois avec humour nous paraît contre-productif. Au lieu de nous déchirer, regroupons-nous ! Rejoignez-nous, enseignants, chercheurs, responsables universitaires, mettez en œuvre l’éthique universitaire en envoyant vos contributions à notre Observatoire vos contributions : nous serons ravis de les publier. Il ne s’agit pas seulement d’énoncer des grands principes sur lesquels tout le monde s’accorde : il faut aussi labourer le terrain tous les jours. Si des universitaires vigilants n’avaient pas répondu « présent », qu’aurait-on fait à la Sorbonne pour endiguer la fureur des étudiants propalestiniens à l’encontre de leurs condisciples juifs ? Qu’aurait-on fait dans plusieurs universités pour lutter contre les interdictions de parole dont sont victimes les enseignants qui ne se conforment pas aux oukases des étudiants ? Et, plutôt que de se satisfaire de vœux pieux et de formules creuses, si Mme Balme proposait que soient respectées les lois existantes, comme celle du 31 juillet 2025 relative à la lutte contre l’antisémitisme dans l’enseignement supérieur[6]Il est inséré à l’article 431-1 du Code pénal, un alinéa ainsi rédigé : « Le fait d’entraver, d’une manière concertée et à l’aide de menaces, l’exercice de la fonction d’enseignant est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende »., qui reprend et précise diverses dispositions pénales existantes ? Mais quand un ministre de l’enseignement supérieur, Philippe Baptiste, ne voit dans l’université que des « relents » antisémites lorsque des étudiants tiennent des meetings glorifiant les terroristes et les assassins et que la présidence de l’université prétend avoir été « abusée », c’est contre ces tutelles que l’on doit se dresser, tout autant que contre les apprentis terroristes et les assassins en germe. Mais qui osera les révoquer ?
Quelques remarques de forme
Mme Balme n’a pas le sens de l’humour et c’est regrettable. Elle semble avoir été horrifiée par le détournement de ce morceau d’anthologie qu’est la scène du film La Chute (Oliver Hirschbiegel, 2004) où l’on voit Hitler lutter contre les ateliers décoloniaux et les études intersectionnelles. Cette séquence avait été détournée de multiples fois pour le plus grand plaisir des téléspectateurs et nul n’y avait vu malice. L’une de ces parodies, mettant en perspective le bilan de François Hollande, se termine par la phrase : « Au moins, il nous reste le mariage gay ! » et, parodie de la parodie, celle de notre collègue Joseph Ciccolini se termine par « Au moins, il nous reste l’écriture inclusive ! » Même les LGBTQI+ ont ri de la première, mais pas Mme Balme de la seconde. Oui, nous aimons l’humour, la parodie, l’ironie, le pastiche… Nous sommes les enfants de Rabelais qui tournait en dérision, voici près de 500 ans, les sorbonnards, sorbonagres et sorbonicoles. Comment ne pas rire quand on lit dans l’annonce d’un colloque : « Au sein des représentations cis-hétéronormatives, la poitrine constitue un attribut corporel fortement associé à la féminité » ? Nous en recensons chaque année des dizaines de cet acabit. Et il ne faudrait pas en faire profiter la communauté universitaire ? On peut rire de tout, mais pas avec tout le monde, dit-on ; en tout cas pas avec Mme Balme, manifestement…
Mme Balme nous prévient dès la page 9 que son rapport a adopté « un ton mesuré ». Nous lui en donnons acte bien volontiers. Cela dit, utiliser un ton véhément pour combattre l’antisémitisme nous paraît indispensable tant la gravité des événements qui se sont produits et se produisent encore sur les campus universitaires de France et des États-Unis est importante. Nous rappellerons que l’antisémitisme et l’apologie du terrorisme sont des délits et ne relèvent pas de la liberté d’expression ; les présidentes des universités américaines qui ont affirmé qu’appeler au génocide des Juifs violait les règles de conduite de leur université seulement « en fonction du contexte » se sont disqualifiées, croyant que le sacrosaint premier amendement de la constitution américaine les protègerait des critiques.
Enfin, Mme Balme semble s’excuser, dès le début de son rapport, de ne point utiliser l’écriture dite « inclusive » en précisant : « Dans un souci de lisibilité, les termes professionnels (tels que “chercheur”, “enseignant”, “professeur”, etc.) sont généralement employés au masculin tout au long de ce texte, conformément à l’usage grammatical ». Encore heureux, pourrait-on dire ! N’a-t-il pas été interdit par un premier ministre, interdiction qu’a entérinée, peut-être à son corps défendant, une ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, d’utiliser un type d’écriture dont Mme Balme confirme précisément le peu de lisibilité et l’impraticabilité ? On n’a pas à s’excuser d’utiliser la langue, l’orthographe et la typographie française dans un rapport destiné à la lecture des Français… sans parler des étrangers qui ont appris à parler et à écrire un français correct ! Elle glisse quand même dans son rapport quelques « auteure », « chercheure » et « professeure » pour bien montrer que, même sans utiliser le « point e point s », elle appartient au Camp du Bien.