Quand Télérama se moque des traditions… mais pas de toutes

Quand Télérama se moque des traditions… mais pas de toutes

Vincent Tournier

Maître de conférences en science politique à l'IEP de Grenoble.
L’émission « La meilleure cuisine régionale » a suscité l’ire du magazine pour cause d’éloge rance de la tradition. Pourtant, Télérama n’est pas avare de louanges lorsqu’il s’agit des traditions lointaines.

Table des matières

Quand Télérama se moque des traditions… mais pas de toutes

Une récente émission de télévision a provoqué la colère des journalistes de Télérama. Pensez donc : est-il envisageable de mettre à l’honneur la cuisine régionale française ? L’émission en question s’intitule « La meilleure cuisine régionale, c’est chez moi ! » (M6). Elle est animée par les chefs Norbert Tarayre et Yoann Conte.
Si le sang de Télérama n’a fait qu’un tour, c’est évidemment parce que ce type d’émission sent le rance et le moisi à plein nez. « Un périple aux saveurs passéistes et au fumet nationaliste », tonne le journal progressiste[1].

Car le cœur du problème est facilement identifié : c’est la tradition. Tradition ! que de monstruosités on commet en ton nom ! On devine que l’écoute de cette émission nauséabonde a dû être douloureuse :

« ‘Toujours plus de plats traditionnels’ élaborés à partir de ‘recettes traditionnelles’ en suivant des ‘méthodes traditionnelles’ dans des ‘restaurants traditionnels’ situés en ‘terre de traditions’ pour ‘perpétuer les traditions’ au son de ‘chansons traditionnelles’, le tout ‘ancré dans la plus pure tradition’. Peu de chances de croiser ‘mangeur de tofu’ et autre ‘homme soja’ que les viandards d’extrême droite fustigent sur les réseaux. »

Seulement voilà : il se trouve que Télérama a parfois cédé à cette fascination pour les traditions. Pas en France, bien sûr. Non, uniquement pour les traditions lointaines. Dans ce cas, le commentaire n’est alors plus du tout le même.

Voici par exemple comment Télérama présentait un documentaire sur l’histoire des Kanaks :


« C’est l’histoire d’une Reine, d’une terre, d’un peuple. Kanedjo Vendegou, l’Île des Pins, les Kuniés. Élevée dans la tradition kanak et couronnée souveraine de son peuple, Hortense a joué un rôle crucial dans la préservation de la culture et des traditions locales tout en naviguant habilement dans les tensions coloniales de son époque. En suivant les traces de cette femme d’exception, le film révèle les défis et les triomphes d’une figure emblématique dont l’héritage résonne encore aujourd’hui dans l’âme de la Nouvelle-Calédonie[2]

Souvenirs…

Dans un reportage daté de 1998, mais remis en ligne récemment, le journaliste n’a pas de mots assez tendres pour dire l’émerveillement que suscite le centre culturel Jean-Marie Tjibaou :

« Béalo Wedoye travaille au musée de Nouméa, à la conservation des plus belles pièces d’art traditionnel kanak. Mais sa plus grande fierté, c’est d’avoir imaginé, avec quelques amis, le « chemin kanak », ce parcours végétal initiatique au milieu des ignames et des taros, qui ceinture le tout nouveau centre culturel Jean-Marie-Tjibaou[3]. Béalo peut parler des heures du rapport fusionnel des Kanak avec la nature : « Nous avons un besoin physique et mental de sentir les plantes, d’être en contact avec elles. Les vieux disent que la plante est comme l’homme. Quand on en détruit une, elle ne se remplace pas. Chaque plante possède un sens, une fonction et un statut. Le sapin, par exemple, ne peut pas être planté dans un lieu de culture, de pêche ou de chasse, mais il peut l’être près d’un lieu d’habitation… ».

Peu importe que ce centre culturel coûte une fortune au contribuable français (métropolitain) : Télérama est fier de savoir qu’il permet à la France de rembourser « une petite partie de sa dette coloniale ». Au diable l’avarice, même si ce centre peine à trouver des artistes autochtones, et même s’il coûte aussi cher que la Maison de la culture d’une grande métropole. Dans l’article, l’inauguration est annoncée comme un moment formidable qui va mettre en valeur les cérémonies traditionnelles et les « chefs coutumiers » (qui ne sont pas les vulgaires cuistots de chez nous, cela va sans dire) : « La cérémonie coutumière qui précédera l’inauguration aura une valeur symbolique autrement plus forte. C’est à ce moment-là que les chefs coutumiers, venus de tout le pays, baptiseront le centre à leur manière[4]

Le même enthousiasme se retrouve plus récemment dans la présentation d’un documentaire sur la culture kanak :
« Ce documentaire suit le quotidien d’une famille autochtone dans le village de Poindimié, nous faisant découvrir avec émerveillement la relation étroite et harmonieuse qu’elle entretient avec la nature[5]


Entretemps, le journal a édité en 2013 un numéro spécial conçu pour les 25 ans des accords de Nouméa :
« Spoliés, dépossédés de leur patrimoine et de leur mémoire au temps de la colonisation, les Kanak affirment aujourd’hui une identité marquée par la « coutume », mais également ancrée dans la modernité[6]. »


La photo de couverture peine à identifier la modernité en question, mais on comprend que l’important est surtout de célébrer le passé et le temps immobile (sauf s’il s’agit de l’artisan auvergnat ou du paysan berrichon, n’exagérons pas).


Le même enthousiasme s’exprime au sujet d’un autre terre lointaine : la Polynésie. Ici encore, le regard de Télérama se fait très compréhensif, et même dithyrambique pour célébrer les belles et nobles traditions d’autrefois.
Un article intitulé « Heiva, au coeur des traditions polynésiennes » le dit ainsi sans détour :
« Tous les ans, en juillet, les 2000 danseurs qui s’y produisent viennent célébrer les traditions, l’histoire et l’âme polynésienne. Le film suit trois groupes de ori’Tahiti, la danse traditionnelle. Souvent inconnu du public hexagonal, le Heiva est l’expression par excellence de la culture polynésienne[7]. »

Un article de 2019 s’interroge sur les effets du tourisme de masse, dans lequel le journaliste voit « Un défi pour la Polynésie française : comment préserver la nature et la culture locales alors que les voyageurs sont de plus en plus nombreux[8] ? »

Un autre documentaire suscite la même émotion chez de Télérama. Il s’agit du documentaire “Ma’ohi Nui” réalisé par Annick Ghijzelings qui montre comment les habitants d’un quartier pauvre « tentent de survivre en se réappropriant leurs traditions perdues ». La réalisatrice ne manque pas d’insister sur ce point :

« Étant moi-même d’origine rurale, j’ai vu se déliter le lien à la terre des habitants de la campagne où j’ai grandi, relève-t-elle. Et je me suis sentie certaines affinités avec ces déracinés, qui éprouvent aujourd’hui une grande culpabilité à l’idée d’avoir cédé à l’attrait de l’argent jusqu’à laisser leurs traditions s’évanouir. ».

Loin de désavouer un tel propos, qui pourrait paraître réactionnaire en d’autres lieux, le journal en rajoute une couche en se félicitant du « mouvement de réappropriation de leur culture qui monte depuis quelques années ». Et de citer à nouveau la réalisatrice :

« J’ai choisi d’en faire le lieu central de mon nouveau film et de rayonner tout autour, parce que les pêcheurs y sont nombreux et y survivent (dans une grande précarité, ndlr) grâce à des gestes ancestraux transmis par leurs grands-pères ou qu’ils ont réappris, explique la documentariste. Quand nous sommes arrivés au Flamboyant pour y tourner, des hommes venaient de défricher une partie du terrain pour y faire un faapu (un verger), reproduisant des gestes anciens pour subvenir aux besoins de la communauté[9]. »

Actualité(s)

Mais cessons-là ce petit inventaire. Tout ceci est évidemment bien connu. On le sait trop bien : les seules traditions qui méritent le respect sont celles qui viennent d’ailleurs. Alain Finkielkraut avait jadis touché juste en parlant du « romantisme pour les Autres ».


La question est de savoir si les gens de Télérama sont conscients de cette contradiction pourtant criante. De deux choses l’une : soit ils n’en sont pas conscients, et il s’agit alors d’une belle illustration de ce que peut donner la cécité idéologique ; soit ils en sont conscients, et dans ce cas il serait bien qu’ils s’interrogent sur ce que signifie pour eux l’éthique journalistique.

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