La métonymie est une figure de pensée très active dans l’évolution de la langue, et particulièrement du vocabulaire. C’est une dynamique qui fait glisser le sens des mots par relatif de contiguïté : un fruit pourrit-il ? Un homme devient « blet » – comme une poire – c’est-à-dire pourri. Trouve-t-on justifié qu’il faille éradiquer la pensée d’un homme ? C’est donc qu’il est légitime de le tuer : métonymie.
La notion de « cancel culture » revendique une part d’action morale: on « cancelle » les gens en les privant d’un espace de parole symbolique. La conférence, la scène, le cours, l’amphithéâtre sont paradoxalement devenus des lieux de « cancellation » où on se réunit parfois pour assister à la déconstruction d’une personnalité. La légitimation de la « cancellation » aboutit inévitablement à la réactivation du sens physique de l’action d’effacement. De la dimension morale, nous passons par métonymie, à la légitimation de l’élimination physique : c’est inévitable ! Par métonymie, ce qui est justifié sur le plan symbolique devient légitime sur le plan physique par contiguïté sémantique. Et une des conséquences évidentes de la cancel culture, c’est la dérive de la notion d’effacement : de l’effacement symbolique, on passe très logiquement à l’espace physique. L’élimination physique n’est qu’un moyen comme un autre d’atteindre une fin: la purification morale de la société par l’élimination des discours qui la pourrissent. Or aujourd’hui, c’est acté: cette idéologie mortifère est portée par les faibles d’esprit qui ne parviennent pas par les arguments à convaincre.
Le 10 septembre 2025, Charlie Kirk, jeune conservateur américain, a été tué par balle lors d’un meeting à l’Université d’Utah Valley dans le cadre de sa tournée American Comeback Tour (https://en.wikipedia.org/wiki/Killing_of_Charlie_Kirk). Sa mort dramatique est le signe d’un climat de violence idéologique et de persécution visant les voix dissonantes de l’idéologie progressiste. Certains l’ont désigné comme le « premier martyr du wokisme ». C’est une évidence pour tout le monde : mais si l’on entend par là l’effet d’un lynchage idéologique, des précédents existent pourtant.
Un premier cas fréquemment évoqué est celui de Mike Adams, professeur de criminologie à l’Université de North Carolina Wilmington. Connu pour ses positions publiques conservatrices et ses critiques virulentes du féminisme et des politiques wokes, il a suscité de vives campagnes de contestation et des pétitions en ligne réclamant son licenciement. Après un accord de départ anticipé, il a été retrouvé mort par balle dans sa résidence le 23 juillet 2020. On a immédiatement acté le suicide (https://en.wikipedia.org/wiki/Mike_Adams_%28columnist%29 ; https://apnews.com/general-news-65563f1d3928cf3f60fbec78ff44bc82). C’est pourtant bien un cas typique de victime d’ostracisme idéologique tragique, quoi qu’en disent ceux qui estiment qu’il est difficile d’établir une relation de causalité directe entre la pression subie et son geste désespéré (https://www.thefire.org/news/memoriam-professor-mike-adams-1964-2020).
Dans un registre différent, le parcours de Kathleen Stock, professeure de philosophie à l’Université de Sussex, illustre la manière dont des pressions militantes peuvent briser une carrière. Connue pour ses positions critiques à l’égard de la théorie du genre et de certaines revendications trans, elle a été la cible de campagnes d’étudiants et de militants sur son campus, de manifestations, d’affiches hostiles et de menaces en ligne. En octobre 2021, elle démissionne de son poste en dénonçant un climat intenable et des menaces sérieuses pour sa sécurité personnelle (https://en.wikipedia.org/wiki/Kathleen_Stock ; https://www.theguardian.com/world/2021/oct/28/sussex-professor-kathleen-stock-resigns-after-transgender-rights-row). En mars 2025, l’Office for Students, régulateur britannique, inflige à l’Université de Sussex une amende record de plus d’un demi-million de livres pour n’avoir pas su protéger la liberté d’expression académique, établissant ainsi que l’institution avait failli à ses obligations (https://www.theguardian.com/education/2025/mar/26/university-of-sussex-fined-freedom-of-speech-investigation-kathleen-stock). C’est ainsi que la pression militante peut mener non seulement à une rupture de carrière mais aussi à des sanctions institutionnelles.
Les universités américaines ont connu d’autres situations où des accusations et un climat militant ont eu des conséquences dramatiques. À Dartmouth, par exemple, le professeur David Bucci s’est suicidé en octobre 2019 après avoir été cité dans un recours collectif concernant des affaires de harcèlement sexuel. Bien qu’il n’ait pas été accusé personnellement, et qu’on lui ait surtout reproché d’avoir « fermé des yeux », le stress et l’isolement résultant de la procédure ont été invoqués par sa famille comme facteurs déterminants de son suicide (https://www.insidehighered.com/news/2008/11/14/accusations-and-suicides). L’affaire illustre le poids destructeur des accusations publiques.
D’autres cas célèbres illustrent la violence du lynchage médiatique dans le contexte du mouvement #MeToo. Le chef parisien Taku Sekine s’est suicidé en septembre 2020, à 39 ans, après avoir été accusé anonymement de harcèlement sexuel sur Instagram et dans des médias spécialisés. Sa famille et ses proches ont dénoncé un « lynchage » et une absence de procédure contradictoire, expliquant que le chef avait sombré dans une profonde détresse (https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2020/10/02/le-suicide-du-chef-taku-sekine-un-drame-de-l-apres-metoo_6054390_4500055.html). En 2019, le développeur de jeux vidéo Alec Holowka, co-créateur de Night in the Woods, a mis fin à ses jours quelques jours après des accusations publiques de violences psychologiques et sexuelles. Écarté de ses projets professionnels et isolé, il est devenu un symbole des effets potentiellement dévastateurs de la dénonciation publique sans procès (https://en.wikipedia.org/wiki/Alec_Holowka). En 2017, l’actrice pornographique August Ames s’est suicidée à 23 ans après avoir reçu des milliers de messages d’insultes sur Twitter, accusée de discrimination pour avoir refusé de tourner avec un acteur ayant travaillé dans des productions homosexuelles (https://en.wikipedia.org/wiki/August_Ames). Enfin, le maire de Séoul, Park Won-soon, figure de gauche et soutien du mouvement #MeToo en Corée du Sud, s’est suicidé en juillet 2020, au lendemain d’une plainte pour harcèlement sexuel déposée par son ancienne secrétaire (https://en.wikipedia.org/wiki/Park_Won-soon).
Des cas liés aux questions transgenres révèlent une autre facette de la mécanique mortifère à l’œuvre aujourd’hui. En 2013, Lucy Meadows, institutrice britannique transgenre, s’est suicidée après avoir été la cible d’articles humiliants, notamment dans le Daily Mail. Le coroner, lors de l’enquête, a explicitement blâmé la presse pour avoir ridiculisé et stigmatisé l’enseignante, contribuant à son passage à l’acte (https://en.wikipedia.org/wiki/Death_of_Lucy_Meadows). Le cas plus ancien et tragique de David Reimer illustre quant à lui les conséquences d’expérimentations médicales motivées par des présupposés idéologiques : réassigné de force par le psychologue John Money, élevé comme fille après un accident médical, Reimer a rejeté cette identité et s’est suicidé en 2004 (https://en.wikipedia.org/wiki/David_Reimer).
Ces exemples montrent des similarités troublantes avec la mort de Charlie Kirk. Dans tous les cas, le climat est celui d’une polarisation extrême où des individus deviennent les cibles de campagnes de délégitimation ou de stigmatisation, que ce soit dans l’espace académique, médiatique ou numérique. Le schéma récurrent est celui de l’isolement, de la réputation détruite, de la pression sociale, et parfois de la mort. La spécificité de Kirk est cependant l’assassinat physique, qui le distingue des suicides ou des démissions forcées. S’il est établi judiciairement que le mobile de son assassin est idéologique, alors son cas marquerait une escalade, en passant du harcèlement symbolique et social à la violence directe.
Bien sûr, il faut être nuancé : dans le cas d’Adams, d’Holowka ou de Sekine, les problèmes de santé mentale préexistaient, et il est difficile d’attribuer la responsabilité exclusive au militantisme ou aux accusations. Dans celui de Kirk, l’enquête doit déterminer si le mobile de l’auteur est réellement lié au wokisme, à une hostilité politique, ou à d’autres facteurs personnels. Et ne soyons pas naïfs : le terme de « martyr », employé par les partisans, est performatif : il n’indique pas seulement ce qu’il est, mais ce que ses soutiens veulent faire de sa mémoire, à savoir un symbole de la liberté d’expression persécutée. Mais cette polarisation extrême autour de la « cancel culture », nous devons la prendre au sérieux.
La mort de Charlie Kirk n’est pas isolée mais s’inscrit dans une série de drames liés aux violences idéologiques contemporaines. Elle rappelle que les mécanismes de harcèlement, d’ostracisme ou de stigmatisation peuvent avoir des conséquences extrêmes, qu’il s’agisse de suicides comme ceux de Mike Adams, de Taku Sekine, d’Alec Holowka ou d’August Ames, d’assassinats comme celui de Samuel Paty dans un contexte islamiste, ou d’existences brisées comme celle de Kathleen Stock. La nouveauté réside dans le passage du meurtre symbolique au meurtre réel, qui accentue la perception d’une radicalisation des conflits idéologiques. Dans ce sens, Charlie Kirk n’est pas le premier martyr du wokisme, mais il est peut-être celui qui concentre le plus visiblement les enjeux de cette violence contemporaine, où la bataille des idées peut se transformer en bataille sur les corps.
C’est pourquoi il est nécessaire de metre fin à des processus sémantiques à l’oeuvre aujourd’hui dans la société qui sont mortifères. Il faut cesser de laisser appeler « fascistes » des gens qui ne le sont pas. Le détournement de l’expression ouvre la porte à la métonymie du « cancel ». Non, Kirk n’était pas fasciste : il défendait l’idée de la méritocratie, et critiquait les effets délétères de la DEI qui amènent à se méfier d’un pilote d’avion « issu de la diversité » en faisant planer sur lui le soupçon de l’incompétence. C’est une évidence ! Mais c’est le prétexte au nom duquel on a monté la communauté afro-américaine contre lui. Il faut cesser d’accréditer la pensée que la violence verbale est un grief recevable. Oui, il existe des paroles de haine, des paroles offensantes, des insultes, des injures… Mais la parole est le remède à la violence. Tant que les gens parlent, s’affrontent, se disputent : ils ne se tuent pas. Quand ils se taisent, malheureusement, c’est que la décision irrévocable est prise et qu’ils tueront. Il faut se battre partout, et de manière inconditionnelle, pour la liberté d’expression. Sans quoi, nous ouvrons la porte à la métonymie galopante de la censure. Et accepter non seulement la présence d’autrui dans son entourage, mais également l’expression de sa pensée diverse.
La « violence verbale » est un gigantesque contresens. Il n’existe aucune violence dans les mots. La violence, c’est le silence au contraire. C’est l’inévitable tempête qui avance, sourde à tous les arguments … et qui tue. Menacer de mort n’est pas tuer. Entre la parole agressive et le meurtre il y’a une frontière gigantesque, le passage à l’acte. Et tant que subsiste le dialogue, même braillard, même hurlant, même exultant, alors subsiste l’espoir de la réconciliation.
Une des choses qui m’a le plus frappé lorsque nous travaillions sur les tweets des radicalisés, ça avait été de constater que les Merah ou les Kouachi, avant de passer à l’acte et contrairement à ce qu’on croit, disparaîssent des réseaux et se taisent. Leur décision est prise, ils entrent dans le silence. Aucune exubérance, aucun appel au secours : le silence de la décision prise. Il faut donc se méfier des gens silencieux car la violence peut être en eux. Les cris, les menaces ne précèdent pas la violence : ce sont au contraire des appels au secours qui cherchent à faire fuir, à rameuter, à effrayer … pour éviter la violence redoutée.
Les gens qui acceptent si facilement la métaphore de la violence verbale sont des gens qui sont bien prompts à mettre sur le même plan l’assassin et l’importun. Dans un monde sans violence, il faut bien mettre des gens en prison ! Autant mettre les gens qui nous importunent…
Dans un monde violent, étendre la possibilité de la violence au discours, c’est justifier l’injustifiable. C’est mettre la victime et son bourreau sûr un même plan : « il l’a bien cherché à force de parler ». Socrate ? Il parlait trop… il l’a bien cherché avec ses paroles de haine. Jesus ? Avec ses discours de haine, il l’a bien cherché. Charlie Kirk ? Il avait des « mots violents » non ? Des discours de haine ? Bien comparables à la violence du terroriste qui l’a tué ! Lui ou son assassin, « c’est pareil ». Eh bien non : ce n’est pas pareil. Heurter par des raisonnements, ce n’est pas être violent. Mais justifier la violence, ça par contre, ça fait de vous un salopard.
La « cancel culture » est une idéologie de la mort, une idéologie sacrificielle qui se base sur le fantasme de la pureté morale pour justifier le fascisme de sa progression. Arc-boutée sur la bêtise et l’ignorance, elle radicalise la jeunesse étudiante qui accepte trop facilement l’idée que ce qui diffère d’elle la met en danger.