Le conservateur chargé des collections ethnographiques belges au Musée royal de l’Afrique centrale de Tervuren, s’alarme du peu de mesures prises pour faire face à une tendance qui s’accroît depuis des années. Le spectaculaire cambriolage du Louvre du 19 octobre 2025 a révélé une réalité que beaucoup feignaient d’ignorer : nos musées, loin d’être inviolables, sont devenus les cibles de criminels. La classe politique s’est émue des failles dans les systèmes de sécurité.
Pourtant, ce vol n’est que l’acmé d’une épidémie de casses qui s’est développée dans l’indifférence quasi générale depuis plusieurs années. Les années 2010-2020 furent riches pour les musées français et européens, riches d’une série d’attaques d’une gravité inédite. Qu’on nous pardonne ici d’en faire la liste qui a des airs de triste litanie.
La principale spécialité de ces nouveaux professionnels du crime concerne les métaux et pierres précieuses. En mars 2017, le cambriolage au Bode-Museum de Berlin a impressionné toute l’Allemagne : une pièce en or de cent kilos surnommée la Big Maple Leaf est dérobée. En mai 2017, c’est le Musée d’art religieux de Fourvière qui voit disparaître une couronne en or. En avril 2018, le cœur reliquaire d’Anne de Bretagne et des collections de monnaies en or sont cambriolés au Musée Dobrée de Nantes par de simples amateurs. En novembre 2019, au Musée Grünes Gewölbe de Dresde, ce sont les bijoux impériaux qui disparaissent.
Accélération des vols
En mai 2021, c’est en Angleterre, au château d’Arundel, que les cambrioleurs s’emparent de plusieurs objets en or et en argent dont le rosaire de Mary Stuart. En janvier 2023, c’est au Musée Hébert de Grenoble qu’on déplore la disparition des bijoux de la princesse Mathilde Bonaparte. Et en novembre de la même année, des braqueurs pénètrent dans le Musée du Hiéron à Paray-le-Monial et prélèvent des éléments en or, ivoire et émeraude de la Via Vitae de Joseph Chaumet.
Un an plus tard, en novembre, un nouveau braquage se déroule au Musée Cognacq-Jay. Les braqueurs emportent sept boîtes et tabatières précieuses. En janvier 2025, des cambrioleurs font effraction à l’explosif au Drents Museum à Assen (Pays-Bas) et subtilisent plusieurs objets archéologiques roumains en or dont le fameux casque dace dit de Cotofenesti. En septembre 2025, plusieurs pépites d’or natif disparaissent au Muséum national d’histoire naturelle de Paris, dont une partie vient d’être retrouvée dans les effets personnels d’une ressortissante chinoise à Barcelone. Et puis, enfin, en ce mois d’octobre, juste avant le Louvre, c’est le Musée du désert à Mialet, qui perd une centaine de croix huguenotes en or.
D’autres vols visent des objets du monde asiatique. En mars 2015, le Musée national du château de Fontainebleau a perdu une quinzaine d’objets chinois, tibétains et de l’ancien royaume de Siam. En 2023, ce sont successivement le Keramiekmuseum Princessehof de Leeuwarden (Pays-Bas) et le Museum für Ostasiatische Kunst de Cologne (Allemagne) qui se firent voler plusieurs porcelaines chinoises. En 2024, c’est une importante jarre impériale de Chine qui fut dérobée au Musée royal de Mariemont, en Belgique. Et la même année, c’est le Musée national de la porcelaine Adrien-Dubouché à Limoges qui a été visé.
Trois œuvres de porcelaine de Chine, dont deux exceptionnels plats bleu et blanc de Jingdezhen datés des XIVe et XVe siècles ont été dérobés. Relevons que même les réserves de la Bibliothèque nationale de France (BNF) ont été touchées. En novembre 2023, la BNF déposa une plainte pour le vol de livres rares de la littérature russe qui avaient été dérobés puis remplacés par des fac-similés de haute qualité. Une audace qui illustre la porosité croissante de nos sanctuaires culturels.
Cette longue énumération n’est pas anecdotique. Elle dessine une tendance lourde qui touche toute l’Europe. La présentation de ces différents cas, qu’ils soient français, belges, anglais, hollandais ou allemands, nous permettent d’établir que deux catégories d’objets sont particulièrement ciblées. Il y a tout d’abord l’or et les pierres précieuses. Cet intérêt des malfrats pour ces deux « matériaux » s’explique aisément. La valeur de l’or augmente d’année en année, et c’est un métal qui peut être fondu. Quant aux pierres précieuses, elles sont facilement taillables. Il va sans dire que cette philosophie de larcin consistant à cibler les matériaux dont est constitué un objet d’art plutôt que la pièce en elle-même est la plus préjudiciable pour le patrimoine.
Arsène Lupin, c’est fini
Les objets asiatiques et principalement chinois entrent dans une deuxième catégorie. Ici, à la différence des œuvres de joaillerie ou d’orfèvrerie amenées à être dépecées, nous sommes plutôt dans le cas d’un vol ciblant l’artefact en lui-même. Mais dans l’un ou l’autre cas, les vols sont souvent très bien organisés. On retrouve des équipes de monte-en-l’air professionnels (comme à Fontainebleau en 2015) ou amateurs (comme à Mariemont en 2024), souvent européens, mais peut-être au service d’intermédiaires asiatiques possiblement liés aux triades. En 2019, cinq Espagnols et un Chinois ont été arrêtés lors d’une autre tentative de vol au musée de Fontainebleau.
On est donc loin du voleur esthète, et loin d’avoir affaire à des Arsène Lupin des temps modernes. Ces vols deviennent de plus en plus violents et préparés. Ainsi, il y eut de véritables braquages comme ceux du Musée du Hiéron et de Cognacq-Jay. D’autres affaires révèlent des équipes capables de plans sophistiqués, d’intrusions, de neutralisation de caméras et d’alarmes. Certains de ces professionnels agissent très possiblement pour le compte de puissants commanditaires liés au crime organisé. Ces hypothèses devront, bien entendu, faire l’objet d’enquêtes sérieuses pour les confirmer ou les infirmer. Mais encore faut-il avoir la volonté politique de clairement identifier la nature de la menace et d’y répondre efficacement.
Si l’augmentation dramatique des vols est très inquiétante, le peu de mesures prises pour les éviter l’est tout autant
Si l’augmentation dramatique des vols est très inquiétante, le peu de mesures prises pour les éviter l’est tout autant. Il y avait différentes initiatives envisageables. On aurait pu renforcer la surveillance des salles consacrées à l’or, aux bijoux, aux pièces asiatiques rares préalablement identifiées, éventuellement les placer dans un coffre la nuit ou ne les exposer que quelques jours par mois sous étroite surveillance. De tels procédés furent d’ailleurs mis en place dans certains lieux d’exposition lorsque, dans les années 2010, une vague de vols de cornes de rhinocéros frappa les musées européens. Plusieurs d’entre eux enlevèrent temporairement les cornes exposées ou les remplacèrent par des exemplaires en résine.
Doit-on rappeler que les pièces inestimables volées au Louvre seraient peut-être encore au musée si, en 2019, il n’avait pas été décidé de renoncer, pour raison notamment esthétique, à un « vieil » écrin en verre blindé posé sur des vérins qui, en cas d’alerte, disparaissait dans un coffre-fort ?
Les ministres regardent ailleurs
Les musées français cumulent de nombreuses faiblesses : effectifs réduits, systèmes de sécurité vieillissants, gardiens mal équipés et mal formés à la protection des œuvres qui n’est qu’un des aspects de leurs nombreuses missions dont ils s’acquittent du mieux qu’ils peuvent. Mais il aurait dû y avoir une plus étroite collaboration entre les ministères de la Culture, de la Justice et de l’Intérieur pour envisager la possibilité d’armer et de former certains corps de gardiens qui auraient pour mission la seule protection des œuvres. Il aurait aussi été possible d’envisager de réserver la surveillance de certaines salles de musées à des unités de police spécialisées. Par ailleurs une telle présence armée pourrait jouer un rôle préventif à une époque où la menace terroriste est toujours d’actualité.
On aurait pu surtout muscler la réponse judiciaire aux vols patrimoniaux. Les peines encourues aujourd’hui sont extrêmement faibles en France, comme dans d’autres pays européens. Ainsi, en Allemagne, les auteurs du catastrophique casse du Grünes Gewölbe furent condamnés à entre quatre et six années de prison. En France, la peine la plus lourde prononcée contre l’un des accusés de l’affaire du Musée Dobrée fut de quatre ans ferme. On voit qu’il est difficile d’imaginer meilleur rapport bénéfice-risque pour des criminels aguerris.
Enfin, si on s’en tient au cas français, la réponse politique est restée inexistante. Les ministres de la Culture se sont souvent tus sur ces sujets. Ni Roselyne Bachelot après le vol du reliquaire d’Anne de Bretagne, ni Rima Abdul-Malak après celui du Musée Hébert, ni même Rachida Dati après les cambriolages de 2025 de Paris et Mialet n’ont eu un mot public. Le jour où Paris apprenait le vol de Cognacq-Jay en 2024, la ministre commentait sur X… la mort de Bernadette Després, autrice de Tom-Tom et Nana. Rachida Dati fut quand même plus réactive que ses prédécesseurs en condamnant a minima sur X les vols de Limoges et celui, plus ancien, de Paray-le-Monial. Ces simples tweets font d’elle la ministre la plus proactive sur ces questions des quinquennats d’Emmanuel Macron.
Inertie politique
C’est pourquoi le vol au Louvre a l’air d’un coup de tonnerre dans un ciel sans nuages. Mais où étaient ces indignations lorsque d’autres musées moins célèbres se faisaient dépouiller ? Quels députés, quels sénateurs ont posé des questions ou déposé des projets de loi sur la sécurité dans les musées et la protection du patrimoine muséal ces quinze dernières années ? On présente nos musées comme des sanctuaires de la nation, mais on les protège comme de simples dépôts municipaux. Tout au long des deux présidences d’Emmanuel Macron, on a multiplié les débats sur les restitutions et réfléchi à la manière de suspendre l’inaliénabilité des collections françaises inscrite dans la loi. On a également soutenu des projets contestables comme le prêt de la tapisserie de Bayeux. En revanche, rien n’a été entrepris pour prendre la mesure de la menace réelle et grandissante des vols muséaux. Les cris d’orfraie actuels, après le casse du Louvre, changeront-ils quelque chose à cet état de fait ? Qu’il nous soit permis d’en douter. Un jour seulement après ce casse, c’était au tour d’un petit musée de Langres de se faire dérober une collection de pièces de monnaies.
(Un article que l’on peut retrouver dans Le Figaro)